Bulle d’Innocent III contre les assassins de Pierre de Castelnau (1208)

Posté par sourcesmedievales le 23 novembre 2008

occident.jpg« Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu à nos fils bien-aimés les nobles hommes, comtes et barons et à tous les habitants des provinces de Narbonne, Embrun, Aix et Vienne, salut et bénédiction apostolique.

Nous venons d’apprendre un événement cruel qui va mettre en deuil l’Eglise tout entière: frère Pierre de Castelnau, de sainte mémoire, moine et prêtre, qui parmi les hommes vertueux se faisait remarquer par sa conduite, son savoir et sa bonne réputation, avait été envoyé par nous avec d’autres dans le midi de la France pour y prêcher la paix et affermir la foi. Dans la tâche qui lui était confiée, il avait réussi d’une façon digne d’éloges et ne cessait d’y réussir. En vérité, c’est à l’école du Christ qu’il avait appris tout ce qu’il prêchait: il était capable d’exhorter le fidèle selon la sainte doctrine et de réfuter les contradicteurs: il était toujours prêt à rendre raison à quiconque l’interrogeait car c’était un homme de foi catholique, de science juridique et de parole éloquente.

Mais le Diable suscita contre lui son ministre … le Comte de Toulouse. Celui-ci, à cause des grands et nombreux excès qu’il avait commis contre Dieu et contre l’Eglise avait souvent encouru la censure ecclésiastique et souvent il s’était fait absoudre après un simulacre de repentir en homme qu’il était rempli de souplesse astucieuse et d’insaisissable inconstance. Comme il était incapable de réfréner la haine qu’il avait conçu contre frère Pierre dont la bouche ne gardait point enfermée la parole de Dieu pour exercer la vengeance sur les nations et répandre les châtiments sur les peuples, poussé en outre par une rage d’autant plus vive qu’il méritait d’être plus fortement réprimandé pour ses crimes, il convoqua à Saint-Gilles le dit frère Pierre et son collègue, légats du siège apostolique, promettant de donner sur tous les points qui lui étaient reprochés un entière satisfaction. Les légats une fois arrivés dans cette ville, le Comte de Toulouse se montra à leur égard tantôt docile et sincère dans ses promesses d’exécuter les ordres qui lui étaient donnés pour son bien, tantôt fourbe et obstiné dans son refus de s’y soumettre. Lorsque les légats décidèrent de se retirer, il les menaça publiquement de mort: il déclara que leur départ, qu’il se fit par terre ou par eau, serait par lui avec soin épié, et aussitôt passant des paroles aux actes, il dressa un guet-apens et y envoya ses complices.

Sourd aux prières de l’Abbé de Saint-Gilles, et aux instances des consuls et des bourgeois qui essayaient vainement de calmer sa fureur, il les vit d’un mauvais oeil conduire malgré lui les légats avec une escorte armée jusqu’au bord du Rhône. A la nuit tombante, les légats s’arrêtèrent pour se reposer sans s’apercevoir que des satellites du comte se tenaient auprès d’eux, et comme la suite l’a prouvé, cherchaient à répandre leur sang. Le lendemain, quand le jour fut levé et la messe célébrée comme de coutume, les vertueux chevaliers du Christ se disposaient à traverser le fleuve quand l’un des susdits satellites de Satan, brandissant sa lance, blessa par derrière entre les côtes ledit Pierre, lequel appuyé fortement sur le Christ comme sur un roc inébranlable, ne s’attendait pas à une pareille trahison. Il regarda pieusement son impie agresseur et, suivant l’exemple de son Maître Jésus-Christ et du bienheureux Etienne, il dit: « Que Dieu te pardonne comme moi je t’ai pardonné »: il redit à plusieurs reprises ces paroles pieuses et résignées, puis l’espoir du ciel lui fit oublier la douleur de la blessure qui le traversait: il continua, pendant que s’approchait le moment de son précieux trépas à régler avec ses compagnons les mesures destinées à promouvoir la paix et la foi et, par plusieurs reprises, il finit par s’endormir bienheureusement dans le Seigneur.

La Paix et la Foi ! C’est la plus noble cause pour souffrir le martyre: c’est pour elle que frère Pierre a versé son sang. Aussi d’éclatants miracles auraient déjà glorifié sa mort, nous en sommes convaincus, sans la présence de ces incrédules, pareils à ceux dont parle l’Evangile: « Jésus ne fit pas beaucoup de miracles en ce lieu à cause de leur incrédulité ». Quoique le miracle des langues fut destiné aux incrédules et non aux croyants, cependant quand notre Sauveur parut devant Hérode (qui au témoignage de Saint-Luc éprouva à sa vue une grande joie parce qu’il espérait lui voir opérer quelque prodige), il ne daigna ni faire de miracle ni répondre à celui qui l’interrogeait, sachant qu’en fait de prodige Hérode cherchait à satisfaire, non le besoin de croire mais la recherche de sa vanité. Si donc cette génération dépravée et perverse n’est pas digne de recevoir de si tôt, comme peut-être elle le cherche, de cet homme qu’elle a fait son martyr le signe qu’elle attend, quant à nous, nous estimons utile qu’un seul soit mort pour l’empêcher de périr tout entière, elle que la contagion de l’hérésie avait contaminée et qui pourra être ramenée de son erreur, mieux par l’appel du sang que par les discours de sa victime. Tel est l’antique artifice de Jésus-Christ, le merveilleux stratagème employé par notre Sauveur: quand on le croit vaincu dans la personne des siens, c’est alors qu’il remporte sur eux sa plus forte victoire, et en vertu de ce même pouvoir par lequel en mourant il a vaincu la mort, il l’emporte en la personne de ses serviteurs sur ceux qui croyaient l’avoir emporté sur eux. Si le grain de blé qui tombe dans le sillon ne meurt pas, il reste seul: mais si au contraire il meurt,il porte beaucoup de fruit. De la mort de ce grain très fécond, nous avons le ferme espoir de voir sortir une riche moisson pour l’Eglise du Christ, car celui-là serait obstinément cruel et cruellement obstiné dont l’âme ne serait pas traversé par un tel glaive.

Le sang de la victime aura, nous n’en doutons pas, une efficacité telle que l’oeuvre de la sainte prédication qu’il avait inauguré dans le midi de la France et pour laquelle il est descendu dans la corruption recevra de Dieu le développement désiré. C’est pourquoi nous estimons devoir avertir et exhorter avec soin nos vénérables frères les archevêques de Narbonne, d’Arles, d’Ambrun, d’Aix et de Vienne ainsi que leur suffragants, et nous leur ordonnons fermement de par le Saint-Esprit et en vertu de l’obéissance qu’ils nous doivent d’arroser et faire germer par leurs prédications la parole de paix et de foi semée par le défunt. Qu’ils travaillent avec un zèle infatigable à combattre la dépravation hérétique et à fortifier la foi catholique, à déraciner les vices et à planter les vertus. Qu’au nom de Dieu le Père tout Puissant et du Fils et du Saint-Esprit, par l’autorité des Saints-Apôtres Pierre et Paul et par la notre, dans tous les diocèses, ils déclarent excommuniés et anathèmes le meurtrier du serviteur de Dieu et tous ceux qui ont conseillé, favorisé et aidé son crime. Qu’ils aillent en personne jeter l’interdit sur tous les lieux où se réfugieront les coupables. Que cette condamnation soit solennellement renouvelée les dimanches et jours de fête au son de cloches et à la lueur des cierges, jusqu’à ce que le meurtrier et ses complices se présentent au Siège Apostolique et méritent par une satisfaction convenable d’obtenir l’absolution.

 

A tous ceux par contre qui, animés par le zèle de la foi catholique pour venger le sang du juste qui élève de la terre au ciel un appel incessant jusqu’à ce que le Dieu des vengeances descende du ciel sur la terre pour la confusion des corrupteurs et des corrompus, à tous ceux donc qui prendront vaillament les armes contre ces pestiférés, ennemis de la vraie foi tout ensemble et de la paix, que les susdits archevêques et évêques garantissent l’indulgence accordée par Dieu et son Vicaire pour la rémission de leurs péchés, et qu’une pareille entreprise suffise à tenir lieu de satisfaction pour les fautes, celles du moins dont une réelle contribution de coeur et une sincère confession de bouche seront offertes au Dieu de Vérité. Ces pestiférés, en effet, ne se contentent plus de viser à la destruction de nos biens, ils cherchent à machiner la perte de nos personnes: non seulement ils aiguisent leurs langues, pour ruiner les âmes, mais ils étendent leurs mains pour prendre les corps; ils pervertissent les âmes et détruisent les corps.

Quant au Comte de Toulouse, déjà frappé d’anathème pour des fautes graves et nombreuses qu’il serait trop long d’énumérer, sa responsabilité dans le meurtre du saint homme ressort d’indices certains: non seulement il l’a publiquement menacé de mort et a dressé un guet-apens contre lui, mais encore il a, dit-on, reçu dans son intimité le meurtrier et lui a donné une forte récompense, sans parler d’autres présomptions qui nous sont clairement apparues. Qu’il soit donc publiquement déclaré anathème pour ce nouveau motif également par les susdits archevêques et évêques. Et, comme selon les canons des saints pères, on ne doit plus garder la fidélité envers celui qui n’a pas gardé sa fidélité envers Dieu et qui est isolé de la communion des fidèles comme un homme à éviter plutôt qu’à fréquenter, que tous ceux qui sont liés audit comte par un serment de fidélité, d’association ou d’alliance soient déclarés par notre autorité apostolique relevés de ce serment. Qu’il soit permis à tout catholique, sous réserve des droits du seigneur principal, non seulement de combattre le comte en personne, mais encore d’occuper et de conserver ses biens , afin que la sagesse d’un nouveau possesseur purge cette terre de l’hérésie dont par la faute du comte elle a été jusqu’ici honteusement souillée: il convient, en effet, que toutes les mains se lèvent contre celui dont la main s’est levée contre tous, et si ce tourment ne lui donne pas l’intelligence, nous aurons soin d’appesantir davantage nos mains sur lui. Par contre, s’il s’engage à donner satisfaction, il conviendra indubitablement qu’il fournisse d’abord les gages suivants de son repentir: qu’il consacre toutes ses forces à expulser les hérétiques et qu’il se hâte d’adhérer à une paix universelle: c’est surtout, en effet, parce que sa culpabilité a été établie sur ces deux points que la censure ecclésiastique a été prononcée contre lui. Et pourtant, si le Seigneur voulait tenir compte de toutes ses iniquités, il ne pourrait guère donner de satisfaction suffisante, non seulement pour lui-même, mais encore pour la foule des autres qu’il a entraînés dans le piège de la damnation.

Selon la parole de vérité, il ne faut pas craindre ceux qui tuent le corps, mais bien celui qui peut envoyer le corps et l’âme en enfer. Aussi nous mettons notre confiance et notre espoir dans celui qui ressuscita le troisième jour afin de libérer ses fidèles de la crainte de la mort pour que la mort du susdit serviteur de Dieu, loin d’effrayer notre vénérable frère l’évêque de Couserans ou notre aimé fils, l’Abbé de Citeaux, légats du Siège Apostolique, et les autres fidèles catholiques, excite au contraire leur ardeur: qu’ils suivent l’exemple de celui qui a eu le bonheur de gagner la vie éternelle au prix d’une mort temporelle: qu’ils ne craignent pas d’exposer au besoin dans un si glorieux combat leur vie pour le Christ. C’est pourquoi nous estimons devoir conseiller et commander aux archevêques et évêques susdits, corroborant nos prières par nos ordres et nos ordres par nos prières, de tenir scrupuleusement compte des avis et commandements salutaires de nos légats et de collaborer avec eux comme de vaillants frères d’armes dans tout ce que ceux-ci leur enjoindront. Nous ordonnons, sachez-le, de respecter et d’exécuter inviolablement toute sentence que nos légats prononceraient contre les rebelles ou même contre des nonchalants.

En avant, chevaliers du Christ ! En avant, courageuses recrues de l’armée chrétienne ! Que l’universel cri de douleur de la sainte Eglise vous entraîne ! Qu’un zèle pieux vous enflamme pour venger une si grande offense faite à votre Dieu ! Souvenez-vous que votre Créateur n’avait nul besoin de vous quand il vous créa. Mais, bien qu’il puisse se passer de votre concours, néanmoins, comme si votre aide lui permettait d’agir avec plus d’efficacité, comme si votre carence affaiblissait sa Toute-Puissance, il vous donne aujourd’hui l’occasion de le servir d’une manière qui soit digne de lui. Depuis le meurtre de ce juste, l’Eglise de ce pays reste sans consolateur, assise dans la tristesse et dans les larmes. La foi, dit-on, s’en est allée, la paix est morte, la peste hérétique et la rage guerrière ont pris des forces nouvelles: la barque de l’Eglise est exposée à un naufrage total si dans cette tempête inouïe on ne lui apporte un puissant secours. C’est pourquoi nous vous prions de bien entendre nos avertissements, nous vous exhortons avec bienveillance, nous vous enjoignons avec confiance au nom du Christ, devant un tel péril nous vous promettons la rémission de vos péchés afin que sans tarder vous portiez remède à de si grands dangers. Efforcez-vous de pacifier ces populations au nom du Dieu de paix et d’amour. Appliquez-vous à détruire l’hérésie par tous les moyens que Dieu vous inspirera. Avec plus d’assurance encore que les Sarrasins car ils sont plus dangereux, combattez les hérétiques d’une main puissante et d’un bras étendu. Pour ce qui est du comte de Toulouse qui semble avoir fait un pacte avec la mort et ne pas songer à la sienne, si par hasard le tourment lui donne l’intelligence et si son visage, couvert d’ignominie commence à demander le nom de Dieu, continuer à faire peser sur lui la menace jusqu’à ce qu’il nous donne satisfaction, à nous, à l’Eglise et à Dieu. Chassez-le, lui et ses complices, des tentes du Seigneur. Dépouillez-les de leurs terres afin que les habitants catholiques y soient substitués aux hérétiques éliminés et, conformément à la discipline de la foi orthodoxe qui est la votre, servent en présence de Dieu dans la sainteté et dans la justice.

Donné au Latran, le six des Ides de Mars, l’an II de notre pontificat. »

P. Guébin, H. Maisonneuve, Histoire Albigeoise, nouvelle traduction de l’Historia Albigensis de Pierre des Vaux-de-Cernay, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1951, p. 25-32.

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