L’hérésie en Champagne (ca 1000)
Posté par sourcesmedievales le 18 avril 2008
« Vers la fin de l’an mille vivait en Gaule, dans le village du Vertus au pays de Châlons, un homme du peuple nommé Leutard qui, comme le prouve la fin de son aventure, peut être pris pour un envoyé de Satan. Son audacieuse folie prit naissance de la façon suivante : il se trouvait un jour dans un champ, occupé à quelque travail de culture. Cédant à la fatigue, il s’endormit, et il lui semble qu’un vaste essaim d’abeilles pénétrait dans son corps par sa secrète issue naturelle ; puis elles lui ressortaient par la bouche en un énorme bourdonnement, lui faisaient mille piqûres ; et, après avoir été longtemps fort tourmenté par leurs aiguillons, il crut les entendre parler et lui ordonner de faire toutes sortes de choses impossibles aux hommes. Enfin, épuisé, il se lève, rentre chez lui et chasse sa femme, prétendant divorcer en vertu des préceptes évangéliques. Puis il sort comme pour se rendre à la prière, entre dans l’église, arrache le crucifix et brise l’image du Sauveur. À cette vue, tous furent frappés de terreur et crurent à bon droit qu’il avait perdu la raison ; mais il réussit à persuader ces faibles cervelles campagnardes qu’il n’avait agi que sur la foi d’une étonnante révélation divine. l se répandait en d’innombrables discours vides d’utilité comme de vérité, et, en tentant de se faire passer pour un docteur, faisant oublier le vrai maître de toutes doctrines. Payer les dîmes était, à l’entendre une coutume tout à fait superflue et vide de sens. Et alors que les autres hérésies pour tromper plus sûrement, se couvrant du manteau des Saintes Écritures dont pourtant elles sont la négation, celui-ci prétendait que dans les récits des prophètes, les uns sont bons à prendre et les autres ne méritent aucune créance.
Cependant sa trompeuse renommée d’homme plein de sens et de piété lui gagna en peu de temps une considérable portion du peuple. Ce que voyant, le très savant Jéboin, le vieil évêque du diocèse dont dépendait notre homme, ordonne qu’on le lui amenât. Il l’interrogea sur tout ce qu’on rapportait de son langage et de sa conduite ; l’autre entreprit de dissimuler sa pernicieuse infamie, essayant, malgré son ignorance en la matière, d’invoquer à son profit des témoignages tirés des saintes Écritures, le pénétrant évêque jugea qu’ils ne faisaient rien à l’affaire et rendaient le cas aussi condamnable qu’honteux ; en montrant comment la folie de cet homme l’avait conduit à l’hérésie, il fit revenir de cette folie le peuple en partie trompé, et le rendit tout entier à la foi catholique. Et notre homme, se voyant vaincu et frustré dans ses ambitions démagogiques, se donna lui-même la mort en se noyant dans un puits. »
Raoul Glaber, Histoire, II, 11. Trad. E. Pognon, L’An mille, Paris, 1947, p. 78-79.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.